Note de lecture : Christophe Dejours – L’évaluation du travail à l’épreuve du réel

samedi 11 juin 2011
par Philippe GOULOIS
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L’évaluation : une problématique hésitante.

L’apparition des nouvelles technologies dans les années 70 pousse à repenser les modalités d’évaluation, car la part de travail intellectuel prend plus l’importance tout en se dérobant à l’observation directe.

C Dejours nous donne dans un premier temps un aperçu de l’expérience du travail afin de mieux saisir les difficultés de l’évaluation.

Le travail est selon lui un acte orienté vers un objectif de production matériel et ou intellectuel.

Le travail réel révèle un décalage entre le prescrit et la réalité. Travailler consiste à créer une nouvelle façon de combler ce décalage et de passer par des chemins qui s’écartent des prescriptions. Ceci peut être évalué de façon positive et qualifié d’esprit d’initiative / d’innovation ou perçu de façon négative, comme une infraction aux procédures.

Il devient alors difficile de travailler convenablement et cet écart entre le prescrit et la réalité peu mener à une situation paradoxale : il faut se mettre en infraction pour bien faire Un exemple donné pour illustrer ce propos est celui de l’administration des impôts ou les inspecteurs sont amenés à tricher pour faire rentrer de l’argent, car les lois mises en place gênent la lutte contre la fraude fiscale.

C Dejours insiste sur cet aspect de « tricherie » inhérente au travail pour 2 raisons :

- si les travailleurs arrêtaient de se mettre en infraction, ils mettraient en panne l’atelier, l’administration, l’entreprise ou l’Etat - cette contradiction nécessite de travailler à l’abri du regard de la hiérarchie ou en bonne intelligence avec celle-ci, tout en restant discret.

L’essentiel du travail ne se voit donc pas et ne s’observe pas : il est difficile d’évaluer un travail peu visible.

4 autres contraintes viennent s’ajouter au manque de visibilité du travail effectif

- Les enjeux stratégiques

L’analyse stratégique de Michel Crozier à montré l’intérêt pour l’acteur de garder secret ses compétences dans les jeux de négociations du pouvoir afin de légitimer son poste. Cette part de travail ne peut être explorée par les évaluateurs.

- Le déficit sémiotique

Mis en évidence par les travaux de Josiane Boutet et de Patrick Fiala. Le savoir faire clandestin n’est pas correctement décrit par manque de mots et conduit à une évaluation déficitaire du travail, du à la difficulté de parler de cette activité cachée.

- Description subjective du travail et du savoir faire corporel

L’Intelligence développée par le travail est en avance sur sa connaissance et sa symbolisation et complexe à décrire. Les travaux de Daniellou et d’Yves Clot ont aidé à mieux expliciter ce savoir faire.

- Stratégies de défense contre la souffrance

Les souffrances occasionnées par le travail entrainent un affaiblissement de la capacité de penser et de travailler.

Rendre visible l’invisible ?

- L’arène dramaturgique

A défaut de pouvoir aisément rendre visible ce qui ne se voit pas de son « travailler », échappant ainsi à une évaluation objective, les travailleurs peuvent parfois se mettre en scène afin de le rendre intelligible à l’observateur (Cf Nicolas Dodier). Cette analyse reste insuffisante.

- L’invisibilité du travail des femmes

En plus d’une division sociale des tâches, aux hommes les plus valorisantes et aux femmes les plus "discrètes", ces dernières subissent la « naturalisation des compétences féminines » (Cf Danièle Kergoat). En effet, la domination d’un genre sur l’autre étant nettement en faveur des hommes, ces derniers réduisent les qualités féminines à néant, arguant donc que les aptitudes naturelles des femmes sont propres à leur corps. Ils participent ainsi à l’occultation du travail du genre féminin, le vidant de toute valeur.

- Méthodologie d’évaluation

Quelque soit la méthode, le travail ordinaire n’est pas accessible à l’observation directe, il faut donc passer par la subjectivité des travailleurs, par le biais du meilleur des outils, la parole.

L’évaluation : nouveaux défis, nouvelles doctrines

L’émergence et la proportion importante des activités de service entraînent de nouvelles difficultés d’évaluation.

- L’évaluation des performances

Toutes ces nouvelles tâches immatérielles, car relationnelles, sont invisibles et requièrent une mobilisation subjective du travailleur et une mesure des performances peut conduire à des aberrations. Aujourd’hui, on ne sait pas évaluer un travail qu’on ne sait pas même décrire.

- L’évaluation par le temps de travail

Méthode également inadaptée car la mobilisation subjective du travailleur déborde largement sur le temps de la vie privée qui de ce fait contribue sans conteste à l’efficacité de l’individu.

- L’évaluation des compétences

Cette nouvelle méthode n’est pas non plus la panacée, car l’appréciation de la compétence ne peut se faire sans passer par la connaissance du travail dans lequel elle évolue. Elle participe également à une forme d’injustice dans la fixation des salaires car elle ne tient pas compte de l’implication du travailleur.

- L’évaluation de la qualité

La qualité totale ne se révèle finalement être qu’un précepte et non une évaluation pertinente du travail. Le but en effet est d’obtenir des labels ou certifications plaçant ainsi le résultat avant le travail et lui apportant des contraintes supplémentaires, incitant ainsi à la fraude.

Un impensé de l’expertise : le travail de l’expert L’expertise et l’évaluation sont sans valeurs si l’on ne prend pas en considération la connaissance spécifique du réel qui n’est accessible que par l’expérience du travail. Le travail réel est victime d’un déni institutionnel parce qu’à chaque fois qu’on l’analyse de près, il révèle des défaillances de la prédiction et de la conception des installations de production.

L’évaluation s’est finalement imposée malgré les diverses objections formulées par les sciences du travail.

Les dégâts de l’évaluation

- Conséquences industrielles et économiques

L’aliénation culturelle (Cf F.Sigaut) suppose qu’il n’y pas de rupture entre le sujet et autrui. Tous se reconnaissent mutuellement mais ils ont tous perdu le lien avec le réel. C’est là une situation scabreuse que l’on rencontre souvent et lorsque le réel fait son retour, c’est sous la forme de catastrophes (Ex : AZF, Toyota et la qualité totale).

- Conséquences sur la santé des travailleurs

Parmi toutes les méthodes de l’évaluation, désormais instrument de management, celle de l’évaluation individualisée de la performance s’avère la plus délétère : Elle est injuste et crainte car par trop arbitraire. Déliquescence de la solidarité, de la loyauté, de la confiance, de la convivialité, apparitions de suicides au travail, de pathologies mentales et de surcharge en sont les résultantes.

Repenser l’évaluation

Souhaitée par les travailleurs, car porteuse de l’utilité et de la qualité donnée, l’évaluation du travail, avec les moyens actuels, n’est toujours pas objective. Vers une évaluation équitable ? Cela sous-entend un idéal de justice plus que de vérité. Avant la donne actuelle, la mobilisation subjective individuelle et surtout collective des travailleurs permettaient d’obtenir des performances globales excellentes. Ce facteur relève d’une dynamique qui repose sur un couple contribution-rétribution. Cette rétribution (essentielle pour l’accomplissement de soi) est symbolique et prend la forme de jugements (et non de mesurages) intégrant des critères d’efficacité et de justice : la reconnaissance. On parle alors de jugements d’utilité (technique, sociale ou économique) ou de beauté (celui des pairs, le plus précieux). Aujourd’hui, peut-on les rétablir ? Difficile à croire au regard de la part croissante des activités de services où les nouveaux métiers sont peu stables et durables. Par conséquent, la reconnaissance par les pairs devient impossible. Que reste-t-il à proposer ? Des études suggèrent de former des praticiens à la recherche de terrain et de les intégrer dans les équipes d’évaluation des entreprises.

Conclusion

L’évaluation du travail, est-ce juger ou mesurer ? Là est toute l’ambiguïté. Puisque nous ne savons pas mesurer le travail, reste à le juger, à condition de le connaître. Des progrès restent donc à faire et seul un investissement dans les sciences du travail pourront y remédier. Notre santé est à ce prix.


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