Entretien avec Philippe Davezies, enseignant chercheur en médecine et santé au travail

lundi 31 janvier 2011
par Philippe GOULOIS
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Source MEDIAPART 21-01-2011

Dans le cadre du colloque sur le travail qui aura lieu le samedi 5 février à la mairie du XIVe, le groupe « travail et emploi » d’Un Monde d’Avance a rencontré Philippe Davezies, enseignant chercheur en médecine et santé au travail à l’Université Claude Bernard Lyon 1.

Après un rapide historique de la médecine du travail en France, la discussion s’est portée sur la définition des missions de la médecine du travail, préalable nécessaire à toute réforme ambitieuse de la santé au travail. La distinction doit être faite en particulier entre ce qui relève de l’action politique et ce qui relève de la médecine du travail, par définition, locale, singulière et basée sur une approche clinique. Les effets néfastes du droit de l’aptitude, qui découle d’une logique assurantielle au profit de l’employeur, ont été pointés. Finalement Philippe Davezies a insisté sur la nécessaire conquête des espaces de démocratie dans l’entreprise qu’appellent les évolutions du travail.

Bref historique de la mission de la médecine du travail

À l’origine, en 1946, les moyens de la médecine du travail furent conçus comme outils au service de l’employeur dans une démarche assurancielle : on trie la main d’œuvre afin de garantir que les salariés sont aptes à supporter les contraintes physiques de leur métier. Des visites médicales d’entrée dans le poste sont ainsi prévues qui débouchent sur la délivrance d’un certificat d’aptitude. La médecine du travail s’impose alors au salarié qui peut perdre son emploi si le médecin ne renouvelle pas le certificat d’aptitude lors d’une visite de contrôle. Tout ceci est dans la lignée de l’enseignement de la médecine du travail sous Vichy comme "Orientation biologique de la main d’œuvre". Dans les années 70-80, le contexte a changé et débouche sur le droit de l’inaptitude qui doit profiter à l’employé et s’imposer à l’employeur. Celui-ci peut être contraint à adapter le poste de travail au salarié. Malgré tout, cette évolution ne règle pas tous les problèmes et n’élimine pas le risque que le choix du médecin se fasse contre la volonté du salarié. En 1977, les textes de lois sur l’amiante aboutissent à une situation incroyable : sur les sites où l’amiante est utilisée, on demande au médecin du travail de signer pour chaque salarié un certificat « d’absence de contrindication à l’exposition à l’amiante ». Philippe Davezies regrette d’ailleurs que, 20 ans plus tard, ce soit la même logique qui prévale pour prévenir l’exposition aux substances CMR (cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques)...

Après le scandale de l’amiante, deux grands mouvements se sont fait jour.

D’une part les directions d’entreprises font pression pour que les actions de la médecine du travail puissent être utilisées pour se dédouaner en cas d’attaque judiciaire. C’est le renforcement de la logique assurancielle.

D’autre part les syndicats et plus particulièrement la CFDT militent pour que les médecins du travail "sortent de leur cabinet" et "fassent enfin de la prévention". Cette exigence débouche sur la mise en place du tiers-temps (temps que les médecins doivent passer sur le terrain). Il s’agit là selon Philippe Davezies d’une approche très naïve de la prévention. En effet la clé pour le médecin du travail est de recueillir la parole du salarié afin de développer une approche clinique. Or le plus souvent les salariés ne parlent pas lorsqu’on les rencontre dans l’entreprise. S’ils parlent, c’est dans le cadre du cabinet médical et avec la garantie de la confidentialité. Un parallèle peut être fait avec l’investigation policière : après avoir pris connaissance de la scène du crime, l’enquêteur la quitte pour mener son enquête.

Quelle mission pour le médecin du travail Dans son activité, le professionnel de santé au travail est confronté à deux types d’atteinte à la santé : d’une part des atteintes qui correspondent à l’état des relations sociales et des techniques à un moment donné ; d’autre part des atteintes qui sont la conséquence de difficultés locales.

Le premier niveau correspond aux compromis sociaux établis à un moment donné. Il n’est pas directement accessible à l’action des professionnels de la prévention. Répondre à ce niveau vise à modifier les normes sociales à un moment donné et relève du politique. Par exemple quelle réponse apporter au travail de nuit, au travail répétitif sous cadence, à l’intensification, à l’individualisation des objectifs et des rémunérations …

C’est au deuxième niveau que se développe l’action préventive de la médecine du travail. Celle-ci agit à la marge par une clinique de l’action, là où la logique productive se retourne contre elle-même. Elle doit intégrer les leçons de l’ergonomie. Bien sûr, au-delà de cette action préventive très locale, il ne fait pas de doute qu’une des missions des services de santé au travail est aussi de produire de l’information et d’alerter sur l’ensemble des atteintes à la santé. Pour autant, la reprise de ces alertes dépend de logiques politiques et sociales qui sont hors de portée du préventeur en tant que professionnel.

La réforme de la médecine du travail implique de bien distinguer les niveaux d’action et de responsabilité et donc d’améliorer d’une part la fonction d’alerte générale, d’autre part l’activité de prévention dans l’entreprise.

Par ailleurs, une prévention efficace des risques dans l’entreprise implique que l’on déconnecte clairement la mission d’identification des risques pour la santé des travailleurs, à la charge du médecin du travail, de la responsabilité de proposer et de mettre en place les solutions permettant de limiter ces risques, à la charge de l’entreprise. Plusieurs raisons à cela :

- Le médecin n’est pas légitime pour faire des préconisations puisqu’il n’est pas expert dans le métier de l’entreprise. Les salariés et l’encadrement sont porteurs de cette expertise et donc bien mieux placés pour proposer des solutions.
- Lier le rôle de préventeur du médecin du travail à la proposition de solutions ne peut que bloquer les possibilités d’alertes puisque le risque est grand que l’employeur refuse de prendre en compte une alerte non assortie de préconisation d’organisation.
- Enfin, la marge de manœuvre du médecin pour user de son droit d’alerte sera fortement réduite dans le cas où l’entreprise aurait suivi tout ou partie de ses préconisations.

Aujourd’hui, le rôle du médecin du travail s’organise autour de la délivrance des certificats d’aptitude ou d’inaptitude. Philippe Davezies insiste sur les effets pervers de ce fonctionnement. Dans la réflexion globale qui devra être menée pour réformer la médecine du travail, le droit de l’aptitude et de l’inaptitude devra être questionné et peut-être supprimé hors des postes de sécurité.

La nécessaire conquête d’espaces de démocratie dans l’entreprise

Les nouvelles organisations managériales avec l’individualisation des salaires et des objectifs ainsi que l’intensification du travail conduisent à ce que, bien souvent, les salariés portent comme des questions personnelles des sujets qui devraient relever de la négociation ou de la résistance collective. Cette situation génère beaucoup de souffrance et explique en partie l’apparition des risques psycho-sociaux.

Les lois Auroux, promulguées en 1982, avec en particulier le droit d’expression des salariés, étaient tout à fait positives mais sont aujourd’hui trop souvent lettre morte.

La conquête des espaces de démocratie qu’appellent les évolutions du travail doit être au cœur d’une politique de lutte contre le mal-être au travail.

Les questionnaires de type Karasek-Sigriest, fréquemment utilisés aujourd’hui dans les entreprises en crise après une vague de suicides ne sauraient remplacer la prise de parole par les salariés qui doivent retrouver les moyens de débattre et de peser collectivement. Ces questionnaires ne sont pas la solution miracle pour répondre aux questions de souffrance au travail. Ils constituent un leurre si les organisations syndicales ne s’en emparent pas pour imposer aux directions d’entreprises des changements profonds.



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